Archives mensuelles : mai 2025

Bientôt nous enseignerons qu’il y a eu un génocide à Gaza

 

Depuis un an et demi, le gouvernement israélien déverse des bombes sur la bande de Gaza, vise et tue des dizaines de Gazaoui·es chaque jour, au mépris de toutes les règles élémentaires du droit international. L’urgence humaine absolue dans laquelle se trouvent les Gazaoui·es ne soulève aucune indignation officielle. Responsables politiques et personnalités publiques continuent de tergiverser pour justifier l’injustifiable. Notre gouvernement rechigne encore à hausser le ton face au gouvernement israélien et participe à la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine. Après le ministère de l’intérieur, c’est désormais au tour de l’Éducation nationale, depuis que le rectorat de Dijon a considéré qu’une minute de recueillement en solidarité avec un peuple décimé relève d’un “manquement à l’obligation du respect de neutralité” (sic).  Une de nos collègues, à Sens, a en effet été suspendue à titre conservatoire à la fin du mois de mars pour avoir permis à ses élèves, dans sa classe, d’observer une minute de silence en mémoire des habitant·es de la bande de Gaza. 

Mais que signifie exactement une posture de «neutralité» vis-à-vis des morts de Gaza ? Et comment la distinguer de la froideur face à la souffrance d’hommes, de femmes, et d’enfants innocent·es ? Faut-il se taire ? Préférer le silence de l’indifférence aux silences de l’empathie ?  Qui a la prérogative de choisir les morts qui ont droit à l’expression de notre solidarité et de notre humanité ? Que l’école soit un lieu de recueillement collectif, personne ne le conteste vraiment, mais ce recueillement peut-il être confisqué par l’institution ? Que faire, en tant qu’enseignant.e, de la volonté d’une classe qui exprime son désir de ne pas ignorer le génocide en cours à Gaza ? Que faire de la morale la plus élémentaire face aux injonctions d’un pouvoir incapable de mettre en conformité les valeurs universelles derrière lesquelles il se drape avec la réalité de ses actions? 

Depuis le 7 octobre 2023, nous faisons face à des questions d’élèves qui cherchent à comprendre, à poser les mots justes sur l’horreur dont ils sont les témoins : d’abord celle des crimes atroces du Hamas et aujourd’hui celle de l’insatiable soif de vengeance et de conquête coloniale d’un gouvernement israélien fanatisé par des ministres qui réalisent leur rêve messianique d’éradication du peuple palestinien et d’annexion totale de la Palestine. 

Mais il serait trop tôt pour parler de génocide nous disent certain·es, qui somment d’attendre « le travail des historien·nes » pour statuer ? C’est un parti-pris discutable, alors que nombre d’expert·es utilisent, de plus en plus souvent, de plus en plus clairement, ce concept au sujet de Gaza. Des juristes reconnu·es comme Monique Chemiller-Gendreau, professeure émérite de droit public et de sciences politiques, ou Clémence Bectarte, avocate spécialisée en droit pénal international et membre de la Fédération internationale des droits humains (FIDH), mais aussi des ONG comme Amnesty Internationale ou encore l’UNICEF font toutes et tous le même constat : le risque et l’intention génocidaires sont là. Des historiens eux-mêmes, tel Omer Bartov ou Amos Goldberg, valident ce terme. Mais invoquer l’histoire, c’est se placer dans une posture d’attente bien commode,  et renoncer à toute forme de justice au présent, alors que, selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, nommer un génocide implique d’agir immédiatement pour l’empêcher ou l’interrompre. 

En attendant que la France s’engage sur cette voie, l’Éducation Nationale continue de demander aux enseignant.es de prendre à bras le corps les “questions vives” qui traversent la société, tout en restant imperméables à certains malheurs du monde. Mais les établissements scolaires ne sont pas étanches aux débats et aux guerres !  Il ne sert à rien de vouloir laisser à leur porte les sujets jugés trop sensibles. Sur Gaza comme sur l’Ukraine, nos élèves sont abreuvé·es, en continu, d’images et de propos parfois contradictoires, typiques des propagandes de guerre. Bien au contraire, c’est en laissant entrer leurs questions dans nos classes qu’on rend possible leur objectivation ; c’est en partant des faits pour les mettre en perspective qu’on apaise des colères. Comment pourrions-nous faire notre métier sans recueillir le désarroi et les révoltes de nos élèves pour en faire des paroles et des questions, sans clarifier leurs informations par des mises en contexte, sans examiner les faits, sans construire des éléments d’analyse à partir des expertises dont nous disposons ? A ce titre, il est important de laisser entrer la Palestine dans les classes, comme objet d’étude et comme objet civique, et de garantir la liberté d’expression de nos élèves à son sujet.

Nous qui enseignons l’histoire, la géographie et l’EMC, sommes convaincu·es d’une chose : un jour viendra où nous enseignerons le génocide des Palestinien·nes de Gaza, comme nous le faisons déjà pour les Herero.es, les Arménien·nes, les Juif·ves, les Tsiganes et les Tutsi. Nous aurons alors le devoir, en toute “neutralité”, non seulement d’expliquer par quelles étapes, avec quelles décisions politiques, et en vertu de quelles représentations déshumanisantes le peuple palestinien a rejoint la terrible liste des peuples victimes de génocide, mais aussi de permettre ce qui nous est interdit aujourd’hui : accueillir l’émotion spontanée de nos élèves sans attendre les levées de drapeaux. Quand nous aurons toutes les autorisations, quel regard portera-t-on sur celles et ceux qui ont été sanctionné·es tandis que nous assistions au génocide muselé·es et impuissant.es ? Nous ne voulons pas attendre que la Palestine n’existe plus que dans les manuels scolaires pour la faire exister dans nos classes, dans nos cours, comme dans les paroles ou les silences choisis de nos élèves.

 

Que faire face à l’extrême-droite ?

Compte-rendu de la rencontre du 5 avril 2025 : 

Le collectif Aggiornamento Histoire Géographie (AHG) est né en 2011, alors que l’emprise de l’extrême-droite et de ses idées sur les enseignements de l’histoire, de la géographie et de l’enseignement moral et civique (EMC), et plus largement sur l’école, apparaissait déjà comme un enjeu grandissant. Cette influence n’a depuis cessé de se renforcer et de se ramifier. Fort de l’investissement de collègues de l’école primaire au supérieur, AHG a déjà construit une solide assise de réflexion et de mobilisation face à l’extrême-droite, qu’il entend désormais mettre au service d’une indispensable riposte démocratique. 

Pour cela, membres de ce collectif, nous souhaitons pouvoir exprimer en paroles comme en actes notre solidarité avec celles et ceux qui sont déjà menacés par l’extrême-droite, au-delà du seul cadre de nos réseaux disciplinaires. Nous nous donnons également comme objectif de construire et de partager des outils de défense et d’autodéfense intellectuelle et professionnelle pour faire face aux dangers que l’extrême-droite fait peser sur nous et nos enseignements. 

Pour amorcer ces chantiers, nous avons souhaité organiser une rencontre “en vrai”. Tisser des liens au-delà de nos écrans donne du sens et de la sensibilité à la mise en place de nos réseaux de solidarité et d’action. Pour cerner les grands enjeux disciplinaires et professionnels auxquels nous devons faire face, nous avons organisé cette demi-journée d’échange et de réflexion en 4 axes, objets de courtes présentations générales, suivies d’un temps d’échanges et de discussions.  

Le premier axe a porté sur la manière dont l’extrême-droite étend sa présence dans le supérieur comme dans les organisations en contact avec l’école.

L’enseignement universitaire des Sciences Humaines et Sociales (SHS) est dans le collimateur de l’extrême-droite. Cela concerne les enseignements, qu’ils soient scrutés et dénoncés, ou qu’ils portent au contraire des thèses nationalistes et réactionnaires. Les organisations étudiantes d’extrême-droite, et notamment la Cocarde, se font aussi plus visibles et plus agressives sur les campus comme dans les cours. 

A l’école, dans le second degré comme à l’université, certain·es enseignant·es sont “doxés” (leur identité et des informations sur leur vie privée sont divulguées sur internet dans le but de leur nuire) puis jetés en pâture à des hordes numériques. Pris·es pour cible par des réseaux de parents comme Parents vigilants, par des élu•es de droite et d’extrême-droite ou des activistes identitaires, iels ne sont que rarement défendus, ils sont parfois même accusés et inspectés, et au mieux exfiltrés par une administration peu sensible à ces enjeux. Ces affaires risquent de se multiplier avec la mise en place de l’Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS).

Les échanges ont ensuite permis de rappeler que le doxing est une infraction, contre laquelle il faut porter plainte et mobiliser les instances académiques compétentes pour traiter le harcèlement. 

En parallèle, il faudrait identifier les acteurs et actrices de ces réseaux d’extrême droite, en croisant nos ressources militantes, et enquêter pour savoir comment les choses se passent dans des territoires où le RN ou Reconquête  obtiennent des scores électoraux élevés.

Plusieurs initiatives émanant de l’université ont été présentées ou mentionnées, comme le collectif d’historien·nes contre l’extrême-droite, le collectif politiste universitaire RéSo, Résistance & Solidarité face aux idées d’extrême droite, ou le mois de mobilisation (projections, débats, conférences) mené à Poitiers par étudiant·es et enseignant·es pour “déconstruire” l’extrême-droite. 

Nous avons enfin réaffirmé la nécessité de construire des argumentaires qui nous font avancer et qui ne sont pas seulement pensés en défense. Nous devons rassurer les collègues pour désamorcer les risques d’auto-censure et montrer que nous sommes solides sur nos appuis, “républicains” car la République ce n’est pas l’extrême-droite, c’est nous !  

La seconde table ronde a permis d’aborder les enjeux autour de l’enseignement moral et civique (EMC) de l’EVARS et de l’éducation à la défense, qui focalisent l’attention politique et comportent des risques déjà visibles de dérive vers une caporalisation du corps enseignant. 

Que ce soit par des sujets d’examens vantant le Service national universel (SNU), par le fonctionnement des brigades laïcité ou par les préconisations du Conseil des sages de la laïcité, l’EMC est de plus en plus instrumentalisée, et fait également l’objet d’un intense lobbying de l’armée. Une récente commission sénatoriale a produit un rapport d’information[1] qui préconise une “reprise en main rapide par l’éducation nationale de la formation initiale aux valeurs de la République et à la laïcité”  dispensée aux néo-titulaires et aux candidats aux concours de l’enseignement, ce qui implique d’en évincer les enseignants-chercheurs et les principes d’analyse critique au profit de formations prêtes à penser, gérées par les seuls rectorats. 

L’EVARS est un des angles d’attaque favoris des associations de parents et structures professionnelles d’extrême droite. Son contenu et ses objectifs charrient de fausses informations anxiogènes contre lesquelles il faut lutter, pour dissiper les craintes et ainsi sortir l’école de son étau entre une forte demande sociale et une suspicion permanente de mal faire, et d’endoctriner la jeunesse.

Lors des échanges, des collègues ont rappelé que les peurs des parents sur l’EVARS peuvent parfois être sincères. Il faut les écouter et y répondre pour éviter l’instrumentalisation de l’EVARS par l’extrême droite, dont les représentants savent très bien qu’on ne va pas enseigner la sexualité n’importe comment, mais qui veulent torpiller cet enseignement pour qu’on ne parle pas d’homosexualités ou de transidentité à l’école.  Il faut avoir le courage de porter ces contenus, et ainsi de déployer une culture des droits. 

L’éducation à la défense a également suscité beaucoup d’inquiétudes.  L’inspection joue un rôle trouble en promouvant des manifestations organisées par des membres de l’observatoire du décolonialisme ou du centre de réflexion sur la sécurité intérieure, financés par l’ultraconservateur Pierre-Edouard Stérin.  Enfin, il ne faut pas perdre de vue que des profs d’extrême droite s’emparent aussi de l’EMC à des fins identitaires. 

La 3ème thématique a porté sur la Géographie, discipline mal aimée dont les soubassements disciplinaires portent pourtant une dimension critique féconde.

Dans certaines classes, le vocabulaire de l’extrême droite est déjà en place. Des visions racistes et complètement fantasmées des étranger·es surgissent au détour des questionnements du cours de géographie. Cela s’ancre parfois dans une méconnaissance des espaces de la France où les élèves n’habitent pas eux/elles-mêmes. Or le cours de géographie permet d’analyser les espaces de manière critique, et de prendre ses distances avec le traditionnel récit territorial.  Équivalent du roman national en histoire, ce récit installe la France dans des frontières immuables et peu questionnées, et participe d’une vision « aménagiste » du territoire. Or la plupart des enseignant·es ne sont pas formé·es en géographie et la formation continue ne compense pas ce déficit, ce qui alimente la reproduction de représentations stéréotypées de l’espace et de ses acteurs et actrices, et entrave la transposition des contenus scientifiques contemporains. La réforme des concours de l’enseignement risque aussi d’assécher les capacités réflexives des jeunes collègues. 

Pour basculer dans un enseignement géographique critique, engageons la production de cartes et de schémas par les élèves,  interrogeons les découpages territoriaux, menons des études de cas mettant en jeu des conflits d’acteurs. Passer par la géohistoire peut aussi être une manière de traiter des questions vives sur le temps long. Mal-aimée, la géographie recèle pourtant de grandes possibilités de bifurcation et de subversion. On s’y met ?

L’enthousiasme des collègues présent·es confirme le potentiel critique de la géographie. Subvertir collectivement l’enseignement de la géographie dans une perspective de lutte contre les idées d’extrême-droite suppose de commencer à mettre en commun des documents, des séances et des séquences. Il nous faudrait mutualiser nos contenus afin de nous entraider, nous encourager et nous inspirer.  Il importe par ailleurs de se réapproprier notre formation en géographie puisque son manque est identifié comme une source de difficulté. Cela pourrait passer par l’organisation de formation dans le cadre syndical ou via des dispositifs d’éducation populaire.

Enfin, même si certaines idées d’extrême-droite peuvent s’exprimer dans nos cours, par exemple lors des chapitres traitant des migrations, n’ayons pas peur des mots de nos élèves, qui nous font confiance ; débattons et réfléchissons avec eux pour exercer et nourrir leur approche critique. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils et elles pourront à leur tour choisir de s’engager contre l’idéologie fasciste.

Nous avons clos cette demi-journée avec l’enseignement de l’histoire, au cœur de toutes les attentions et de toutes les pressions.

Au primaire, les programmes d’histoire autorisent une certaine liberté, notamment de partir du vécu des élèves, de ce qui leur est proche. Dans ce cadre, écrire est un outil pour penser, et penser en historien·ne est un apprentissage à part entière. Il faut cependant contourner les obstacles que constituent la lacunaire formation des enseignant·es et la toute petite place dévolue à l’enseignement de l’histoire-géographie dans la semaine des écolier·es. Dans la mesure où programmes et manuels scolaires insistent beaucoup sur la chronologie, pendant que le pouvoir en place insiste quant à lui sur  les “grands hommes” et les “grands textes” -configuration compatible avec les projets de l’extrême-droite pour l’école- , à nous de faire surgir la diversité des récits, des actrices et acteurs du passé. 

Au collège comme au lycée, les programmes sont très prescriptifs et leur enseignement soumis à un rythme assez frénétique, ce qui nous place face à des arbitrages parfois difficiles. Le choix des documents ou des études peut provoquer des tensions avec les familles.  Nous avons rappelé l’importance de dispenser une histoire qui tienne compte de tous les récits, et qui offre à nos élèves, dans toute leur diversité, un accès à une part de leur histoire, qu’il s’agisse des espaces ruraux, des quartiers relégués ou des territoires colonisés. Enfin, quelle que soit la façon dont on envisage les programmes, ce qui nous légitime, c’est la méthode scientifique de l’histoire. Il faut donc en promouvoir l’apprentissage, et ce dès la formation des enseignants. Le sens de cette pratique est aussi de former à l’esprit critique.

Nos échanges ont montré que le discours de l’extrême-droite surgit de plus en plus fréquemment en classe, banalisé et normalisé par des vecteurs puissants. Cela nous a conduit à nous interroger sur les manières d’y répondre. L’extrême droite fait peu de cas de la science, voire s’oppose à elle : à nous de la rendre visible dans nos démarches. 

Protégeons-nous en nous rendant visibles et en agissant collectivement. Comme pour la géographie, la mutualisation de nos propositions de séquences, et plus largement de traitement des programmes, constitue un puissant ferment de résistance et de solidarité. 

Face aux choix parfois contestables des programmes et de leurs traductions dans les manuels, faisons connaître largement et collectivement notre lecture critique, comme certains d’entre nous l’ont fait en 2005, en refusant de céder à la prescription d’enseigner les effets positifs de la colonisation. Établissons des partenariats avec le monde académique, sollicitons nos collègues universitaires pour coproduire de la vulgarisation critique et sortir d’une posture descendante. La compréhension du passé ne se fait pas par ruissellement, elle a besoin de médiations ! 

Travaillons enfin sur le principe de neutralité, qui ne doit pas être instrumentalisé pour aseptiser nos propos ou basculer dans un relativisme stérile. Le principe de neutralité, encadré, ne porte que sur des propos explicites et ne s’applique pas aux méthodes. L’élaboration de l’histoire est forcément située mais se construit par confrontation des sources. Tenons et rappelons ces principes ; qu’il y ait de la polémique et du débat en classe est indispensable à la construction d’esprits libres et critiques. 

Toutes les tables-rondes feront l’objet d’un développement plus détaillé dans un second temps dans des billets complémentaires à venir. 


[1] https://www.senat.fr/rap/r23-377/r23-377.html